Sauter au contenu principal
Article

À l’ère de l’autoroute électronique, les développements fulgurants de la cybernétique vont transformer notre mode de vie et peut-être aussi notre mode de pensée. Il est clair que l’évolution des arts, de la musique en particulier, n’échappera pas à ce phénomène. Toutefois, force nous est de constater que la «mécanique informatique» occupe trop souvent l’avant-scène et qu’une pléthore de chercheurs ne réussit souvent qu’à réinventer la roue, l’accord parfait majeur ou la mesure à quatre temps, à l’aide de l’ordinateur! La fascination de la machine détourne ses promoteurs des véritables fonctions de l’outil, l’avancement et la diffusion à haute échelle de la connaissance. La pauvreté des concepts et du discours philosophique entourant ce phénomène a quelque chose d’inquiétant, d’autant que l’immense potentiel de communication créé par l’informatique sera un enjeu crucial du développement culturel du prochain siècle. Pourtant, dès le milieu des années 1950, Iannis Xenakis avait jeté les bases d’une réflexion approfondie sur une relation féconde entre l’art et la science. Ces concepts, à l’époque, n’ont trouvé que peu d’échos dans les milieux de l’avant-garde musicale. Ils ont semblé d’une part, trop hermétiques et, d’autre part, trop éloignés des préoccupations du langage sériel. Aujourd’hui, la question est inéluctable, et Xenakis le visionnaire est toujours là qui nous interpelle.

Quarante ans après la composition de Metastaseis (1953-1954), l’extraordinaire puissance créatrice de Xenakis a conservé toute sa vitalité et n’a rien perdu de son actualité. Sa production monumentale (plus d’une centaine de partitions, des œuvres électroacoustiques, des écrits théoriques, des œuvres architecturales) représente une somme essentielle dans l’art contemporain.

La pensée de Xenakis, par l’alliage d’une formation scientifique, la pratique de l’architecture chez Le Corbusier et un enracinement profond dans la Grèce classique, a renouvelé radicalement les perspectives de la création musicale, transcendant les critères de la modernité pour atteindre l’universel. Loin de confiner à la simple démonstration de modèles scientifiques, l’œuvre de Xenakis est profondément humaniste et par là développe les éléments d’une véritable philosophie de l’art.

J’écrivais ce texte en introduction aux Journées Xenakis [1] conférences, concerts, table ronde, exposition…) tenues à Montréal en avril 1993 et qui venaient renouer avec une longue tradition d’amitié entre ce dernier et le Québec. II y a plus de vingt-cinq ans en effet, le pavillon français de l’Expo 67 donnait à voir une installation sonore et visuelle, le Polytope de Montréal, œuvre monumentale qui d’emblée imposait la force et l’originalité d’un artiste déjà en pleine maturité. Dans les années qui ont suivi, les séjours de Xenakis parmi nous [2], l’occasion de connaître de nouvelles œuvres et de l’entendre lors de conférences et de cours de maître ont approfondi, entre lui et des gens d’ici, des liens affectifs et spirituels qui prennent leur source aussi bien dans les qualités humaines du personnage que dans la fascination exercée par son art et sa pensée. C’est tout naturellement dans la mouvance de cette relation, faite d’admiration, certes, mais aussi de questionnements, et de la volonté de mieux comprendre l’univers xenakien, que ce numéro de CIRCUIT lui est consacré.

L’étude de la musique contemporaine est difficile d’approche en raison de la complexité de ses codes et de l’application des concepts théoriques dans les œuvres. S’il est relativement aisé de saisir, par exemple, les principes de permutations et d’engendrements chers à Pierre Boulez, il est par contre infiniment plus difficile de les définir avec une précision absolue lors de l’analyse d’une partition. Les compositeurs, usant de leurs prérogatives de créateurs, transgressent constamment leurs propres règles en raison de nécessités esthétiques qui sont difficilement réductibles aux grilles d’analyse. Cette difficulté d’appréhension se trouve décuplée chez Xenakis, puisque les fondements théoriques de son langage musical échappent largement aux lois de la «théorie musicale» traditionnelle [3]. Toutefois, on peut trouver aujourd’hui de jeunes musicologues qui, par une formation plus large — Gerassimos M. Solomos est ingénieur et musicologue, Benoît Gibson prépare actuellement une thèse de doctorat à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris -, ont acquis les outils nécessaires leur permettant d’étudier les œuvres de Xenakis avec une certaine acuité et d’en tirer des analyses pertinentes. Solomos aborde l’œuvre de Xenakis sous l’angle d’une phénoménologie musicale qui tend à démontrer qu’il existe des liens intrinsèques entre les concepts xenakiens et ceux plus généraux qui recouvrent traditionnellement l’étude de la musique. Gibson aborde l’épineuse question des «écarts» [4] entre les données théoriques avancées par Xenakis et leurs applications dans certaines œuvres. D’autre part, la non moins épineuse question de la «faisabilité physique» de certaines partitions, c’est-à-dire de la difficulté, voire de l’impossibilité de les interpréter intégralement, est abordée du double point de vue de la technique et de l’éthique par le pianiste Marc Couroux, qui se consacre à la musique contemporaine.

Ayant donné la parole aux musicologues et à un interprète, il nous a semblé opportun de la céder au principal intéressé. La musicologue Maria Harley a questionné Xenakis sur un sujet de grande actualité, à savoir le traitement de la musique dans l’espace [5]. Nous reproduisons ici leur entretien.

Enfin, une collection de quinze textes de Xenakis, réunis sous le titre de Kéleüta (cheminements), vient de paraître aux éditions de L’Arche (préface de Benoît Gibson). Ces écrits, échelonnés de 1955 à 1988, donnent un excellent aperçu de l’ampleur de la pensée de leur auteur. J’ai tenté d’en définir les traits essentiels et, partant de là, de mettre en perspective l’importance de la contribution de Xenakis au développement de la création musicale et de la pensée artistique en général.

Ce numéro de CIRCUIT est illustré par les œuvres de Jacques Palumbo, artiste de réputation internationale dont les conceptions sont parentes de celles de Xenakis.

La présente livraison est complétée par la rubrique annuelle consacrée aux disques québécois de musique contemporaine, particulièrement nombreux ces derniers mois. Dominique Olivier et Michel Gonneville leur ont prêté une oreille aussi attentive que critique.

Je tiens à remercier Jean-Jacques Nattiez et le comité de rédaction de CIRCUIT qui m’ont proposé de réaliser ce numéro.

Notes
  • [1] Journées organisées conjointement par le Cercle de musicologie de la Faculté de musique de l’Université de Montréal, le Musée d’art contemporain de Montréal, le Nouvel Ensemble Moderne, l’université McGill, CBC et la Société Radio-Canada.
  • [2] Voir la chronologie, «Xenakis au Québec: chronologie et repères, préparée par le Cercle de musicologie, dans ce numéro.
  • [3] Xenakis fait grandement appel à la physique et aux mathématiques dans l’élaboration de concepts musicaux.
  • [4] On a vivement reproché à Xenakis ces «écarts» comme faisant preuve d’un manque de rigueur scientifique, minant la crédibilité même de ses oeuvres. Si «l’exception» fait partie intégrante des langages musicaux traditionnels et peut même être considérée comme une marque de style, cette notion devient discutable dès qu’entrent en jeu des données relatives au domaine scientifique et aux mathématiques en particulier.
  • [5] La spatialisation de la musique est au coeur de la recherche menée par plusieurs électroacousticiens et d’une institution telle que l’IRCAM.
Article en PDF