60 x 60: A Circle of Sound (2004) — A Slice of the Scene (2005) Vox Novus, 2007, VN-001
L’art de la miniature musicale n’est plus très en vogue chez les compositeurs contemporains, et les exemples récents dans ce domaine nous viennent surtout des électroacousticiens de toutes tendances. On pense par exemple à l’album britannique «Three Minute Symphony — An International Compilation» (Xtract Records, 1984) où, au Québec, au «Ding Dong de luxe» regroupant des pièces de moins d’une minute (OHM / Avatar, 1995) et, bien sûr, aux «Électro clips» d’Empreintes DIGITALes, en 1996 (d’ailleurs cités ici par David Jaggard dans sa Vocalizacion Cristalina qui déconstruit le Mambo à la Braque de Javier Álvarez publié sur l’enregistrement d’Empreintes DIGITALes — ce n’est pas le seul plunderphonic que l’on trouve ici).
Les deux disques regroupés sous le titre «60 x 60» reprennent en quelque sorte le concept du «Commercial Album» que faisait paraître en 1980 l’énigmatique quatuor californien The Residents. Leur disque comportait sur chacune de ses faces 20 pièces d’une minutes (leur propre Top 40), le but avoué des musiciens, qui n’ont jamais recherché, ou connu, de véritable succès, étant de condenser l’efficacité des courtes rengaines qui passent à la radio et l’inventivité des messages publicitaires (l’album en entier fut d’ailleurs diffusé sur les ondes d’une station de radio de San Francisco durant les pauses publicitaires, le quatuor ayant acheté 40 blocs d’une minute!). L’album «60 x 60» présente donc, sur chacun des deux disques, 60 pièces d’une minute (ou moins) par autant de compositeurs. Le projet a été mis sur pied par le compositeur new-yorkais Robert Voisey dans un effort d’offrir un accès original aux musiques d’aujourd’hui. Le directeur artistique du projet propose les deux disques compatcs autant pour la diffusion en concert que pour l’écoute solitaire.
Il n’est évidemment pas possible de faire ici le tour des 120 œuvres proposées, ou même d’en nommer les compositeurs; il serait par ailleurs pour le moins présomptueux de juger de leur talent d’après un clip d’une minute… Cependant, le tout étant plus grand que la somme de ses parties, c’est vraiment le concept global qui retient l’attention. La diversité des techniques employées par les compositeurs pourrait avoir privé l’ensemble de l‘homogénéité qui fait que ces parties mises bout à bout forment en effet un tout, mais c’est précisément l’hétérogénéité des 60 «mouvements» de chacune des deux «œuvres» qui leur insuffle ce caractère onirique si particulier. On peut d’ailleurs fort bien écouter chacun des disques en mode random sans altérer cette qualité le moins du monde. S’il n’est pas possible de juger de la pertinence d’un compositeur sur une seule œuvre d’une minute (ou même deux œuvres dans certains cas), ces deux disques pourront tout de même servir aussi de catalogue et piquer la curiosité d’auditeurs qui voudront en savoir davantage sur certains des créateurs regroupés ici.
Arturo Parra: Voz
(fig. 2)Atma classique, 2007, ACD2 2575
Le nom du guitariste colombien Arturo Parra est associé à l’univers de la musique mixte depuis son installation au Québec en 1989 (le disque «Parr (A) cousmatique», paru chez Empreintes DIGITALes en 2002 contient cinq pièces composées en collaboration avec des électroacoustiens, dont plusieurs peuvent aussi être trouvées sur diverses compilations). Sur «Voz», c’est bien la guitare acoustique qui est au premier plan, mais comme l’indique le titre du disque, le compositeur-interprète utilise aussi sa voix, et le résultat est souvent très proche, dans son esprit autant que dans son résultat sonore, de ce que peut offrir la musique électroacoustique. Certaines des techniques de jeu développées par le guitariste donnent vraiment l’impression d’entendre des manipulations électroniques (la fin de la pièce Vers la lumière [L’hirondelle] est à cet égard étonnante). L’utilisation de la voix ajoute aussi à cette impression, l’instrumentiste colorant son jeu de chuintements, claquements et de toutes sortes d’autres façons, sans jamais prononcer un mot. Parra indique par ailleurs dans le livret deux moments, dans l’enregistrement, où, «alors que l’instrumentiste n’a pas fait vibrer ses cordes vocales, on croit entendre sa voix.» Il impute cette illusion acoustique à une variété d’algohallucinose, ce phénomène par lequel le corps croit ressentir la présence d’un membre amputé.
Le disque se compose de quatre pièces en trois mouvements, le total desquelles forme un vaste «poème sonore» de 63 minutes dont le livret expose le «chemin» narratif. Arturo Parra y note aussi son intention de fabriquer un «cinéma pour l’oreille», une expression qu’il emprunte aussi au monde de la musique électroacoustique, mais qui s’applique en effet parfaitement à son style. La prise de son et le mixage final de la guitare et des expressions vocales du compositeur ont été réalisés avec soin (par Chris Leon) et le résultat ouvre de nouvelles voies d’exploration en musique pour la guitare.
Pacôme Thiellement: Économie Eskimo — le rêve de Zappa
(fig. 3)Éditions MF, collection Répercussions, 2006, 265 pages
L’œuvre multiforme du compositeur américain Frank Zappa (1940-1993) commence à faire l’objet d’un nombre grandissant d’études de toutes sortes, et sa richesse intrinsèque appelle la multiplicité des approches. Zappa a été, entre autres choses, un réalisateur de cinéma (pionnier de l’utilisation de la vidéo), un compositeur qui a exploré pratiquement tous les styles musicaux encore pratiqués, et un observateur sagace de la société qui l’entourait. Le compositeur avait relié toutes les parties apparemment indépendantes de son œuvre par une continuité conceptuelle répondant à sa logique propre, et c’est en quelque sorte la recherche de la source de cette logique autonome qui est à la base du projet de Pacôme Thiellement. L’auteur a déjà démontré une grande originalité dans le traitement des sujets qu’il aborde (dans son précédant essai Poppermost [Éditions MF, collection Essais, 2002, 171 pages] par exemple, où il explorait la musique pop en tant que phénomène sacré, à partir du mythe de la mort du Beatle Paul McCartney!) et il le fait encore une fois en proposant un texte au moins aussi éclaté que l’œuvre qu’il se donne pour mission de décortiquer. Bourré de références à Dada, au surréalisme et à ses inspirateurs (Lautréamont, Lewis Carroll, Jarry, etc.), mais aussi au Kubrick de Lolita, à Héraclite, à Nietzsche et à Spinoza, le texte de Thiellement entraîne le lecteur dans une suite d’observations qui semble suivre la logique du rêve, les liens entre certaines observations étant quelques fois pour le moins ténus, mais s’avérant néanmoins utiles et éclairants.
L’économie «Eskimo» du titre, c’est l’autarcie créatrice, celle qui parvient à l’autosuffisance totale sans jamais devoir recourir au compromis. C’est aussi celle de l’ensemble californien The Residents (auteur d’un disque intitulé «Eskimo» [1979]), dont le travail fournit également de nombreuses références à l’auteur («Frank Zappa et les Residents, […] les seuls eskimocrates de la pop music […]»). C’est encore, enfin, celle de Nanook, personnage central du film de Robert J. Flaherty Nanook of the North (1922), devenu un personnage de Zappa dans la suite Don’t Eat the Yellow Snow (1974), qui raconte le rêve auquel renvoie le sous-titre du livre.
On pourra reprocher à l’auteur de ne pas donner les références exacts des citations qu’il attribue à Zappa (celle-ci, par exemple, magnifique: «Les caniches servent ma continuité, dira Zappa, c’est comme le brun chez Rembrandt.»), la bibliographie étant plutôt intuitive, mais il est clair que l’on a affaire à quelqu’un qui a une grande connaissance de l’énorme corpus de Zappa, et les liens qu’il établi entre celui-ci et les contributions des autres créateurs et penseurs qu’il convoque sont d’une grande originalité et ouvrent de nouvelles avenues pour une meilleure compréhension de l’important travail de l’artiste américain.