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Collection > Volume 13 Numéro 2 (2003) >

Qui écoute?

Nicolas Donin

Situation du problème

La façon dont la question de l’écoute émerge depuis quelques années dans le champ musicologique français pourrait bien avoir valeur de symbole. Tandis que le monde universitaire anglo-saxon a fait sa révolution il y a une quinzaine d’années en s’appuyant de façon spectaculaire sur les cultural studies ou les gay and lesbian studies, la musicologie continentale s’apprêterait à renouveler quelque peu ses champs d’intérêt (généralement indexés sur l’histoire stylistique, l’analyse musicale, et une érudition monographique formatée selon des normes héritées du XIXe siècle) en se tournant de plus en plus souvent vers les activités et les lieux qui ont contribué à constituer de la musique («constituer» pouvant être compris ici, au moins, comme l’élaboration collective d’un centre de convergence). La caducité d’une conception de la musique déterminée — tout comme les catalogues des bibliothèques spécialisées qui y donnent accès — par les notions d’œuvre et d’auteur, finit par être dicible, formulable, et peu à peu pensable 1. Il ne suffirait plus d’élargir le répertoire musical considéré par le musicologue, en culturalisant au maximum le geste herméneutique ou en pratiquant une écriture musicologique libérée des principales contraintes académiques. On ne passerait même pas par la case «étude de l’interprétation musicale», faute d’outillage certes, mais aussi parce que cela reviendrait à traiter l’interprète comme une sorte d’auteur et à retomber dans les apories dont on voulait sortir; par contraste, le plus urgent serait d’aller directement là où surgit, pour chacun de nous, si littéralement et si immatériellement, la musique: dans l’écoute.

Par l’auscultation de cette notion, il ne s’agit donc pas seulement de prendre en compte ce que la vulgate romantique et ses avatars modernes auraient exclu de toute contribution à l’œuvre d’art, à savoir le public (regardeur, lecteur, auditeur), mais aussi de comprendre une activité troublante par sa banalité apparente — que fait-on d’une musique, sinon l’écouter? — et par la surcharge de déterminations plus ou moins morales qui en fait à la fois une attitude esthétique valorisée (l’écoute attentive comme adéquation à la musique), une définition possible de la subjectivité (être à l’écoute), une boîte noire de l’activité musicale (l’écoute intérieure, mystère encore plus insondable que l’oreille absolue), etc. Comme l’écrit Antoine Hennion dans son enquête sur les amateurs, «la polysémie de ce mot-clé d’écoute, sa relative indétermination entre l’actif et le passif, sont fort bien venues pour interroger la musique sur ce qu’elle engage, au lieu de la prendre pour un objet autonome dont la pratique et la consommation ne relèveraient que de considérations musicales» (Hennion et al., 2000, p. 39).

Avec l’écoute (comme avec le concert ou l’institution musicale) comme point focal d’un questionnement, sont visés des dispositifs (ou des dispositions) par définition bien plus larges que l’œuvre musicale abstraite de ses conditions de possibilité empiriques 2. Il me semble difficile de séparer l’intérêt actuel pour l’écoute d’un tropisme global consistant à se tourner résolument vers le troisième terme de toutes les tripartitions selon lesquelles on a pris l’habitude de penser la musique: compositeur, interprète, auditeur; celui qui conçoit, celui qui exécute, celui qui perçoit; niveau poïétique, niveau neutre, niveau esthésique; coulisses, scène, salle… On cherche à comprendre la musique en se demandant comment on l’entend, et à travers celui qui écoute; pour ce faire, on déchiffre des traces: par exemple en lisant dans des actes de scription (transcription, critique musicale et autres paraphrases) ce qui se transmet de la discrimination auditive et du jugement esthétique — qui conditionnent d’ailleurs l’histoire des œuvres (donc du répertoire, du canon, et, de proche en proche, de tout ce qui semblait s’être imposé de soi-même dans la description traditionnelle du devenir des objets musicaux).

Qui écoute?

Ce qui est mis en crise en premier lieu, au moins implicitement, dans cette recherche, c’est la fonction de l’auditeur, et sa définition. Se demander «Qui écoute?» comme nous essaierons de le faire dans ces deux numéros thématiques de Circuit, c’est déjà prendre acte d’une telle remise en question de la place et de l’identité de l’auditeur.

En posant la question de l’esthésique, la sémiologie musicale avait à la fois assigné sa place à l’auditeur et laissé ouverte la question de son identité. De ce fait, elle s’ouvrait sur un champ d’expérimentation qui fut notamment celui d’Imberty en psychologie, et simultanément elle rendait informulables en ses termes d’autres champs de réflexion qui n’auraient pas admis une compartimentation telle que la tripartition de Molino-Nattiez, fût-elle reconnue comme une nécessaire hygiène méthodologique.

Dans une perspective socio-historique 3, les travaux sur la musique inspirés de l’esthétique ou de l’histoire de la réception ont induit (malgré ces dernières) un réflexe assez comparable de segmentation: il a été bien difficile de surmonter la séparation entre l’œuvre, comme objet analysable, et sa réception, comme phénomène à la fois externe et postérieur à cet objet. C’est typiquement à ce genre de dualité rebattue qu’une approche inspirée par la sociologie des sciences de Latour a su répondre. Plaidant pour une sociologie de l’art qui évite de juger (la cible principale étant en l’occurrence Bourdieu) pour mieux comprendre 4, Antoine Hennion a introduit dans la musicologie un style nouveau (qui reste malheureusement singulier), reliant systématiquement ce qui était maintenu séparé par un positivisme simplifié présent aussi bien dans l’analyse musicale que dans l’écriture de l’histoire de la musique. L’investigation des formes de ce faire collectif que constitue la fabrique du goût a conduit Hennion à privilégier des travaux sur les professionnels du disque, la musique de variété, la vogue des «baroqueux» ou encore les pratiques amateurs de la musique, et, à travers tout cela, à ce qu’il appelle aujourd’hui une pragmatique de l’écoute. Nous y reviendrons en détail avec lui dans le second volume de «Qui écoute?» (volume 14, numéro 1), dominé par les sciences sociales.

En indiquant ainsi la façon empirique dont des mécanismes relient la création de valeur et de goût (à l’échelle de l’individu) et une conception collective de ce qu’est ou ce que doit être la musique, l’approche sociologique pose à sa façon une question historienne. Hennion le relève d’ailleurs: «La reformulation de la question du goût, ainsi d’abord suggérée en partant de l’auditeur, suppose et permet surtout une réinscription de l’écoute dans une historicité.» 5 Cette inévidente historicité de nos oreilles est le sujet du principal livre de Peter Szendy, Écoute. Une histoire de nos oreilles, dans lequel, en dépit du titre, nulle histoire n’est en réalité construite: ce qui y est proposé est bien plutôt une mise en évidence de l’historicité constitutive de nos organes de perception sonore et musicale.

Il n’est pas fortuit que la réflexion sur la complexe stratification temporelle et historique de nos oreilles ait été d’abord thématisée par des compositeurs pour les besoins de leur création. Je pense ici spécialement à Helmut Lachenmann (dont l’un des textes fondamentaux est présent dans Qui écoute? 1 à travers une traduction en anglais inédite), mais aussi, très près de lui bien que posant le problème de la culturalité différemment, à Luigi Nono. Le compositeur, dit-on parfois, est le premier à écouter sa musique; et de fait, l’écoute semble la seule activité commune à l’ensemble des protagonistes des différentes «scènes» musicales envisageables, puisqu’elle relève tour à tour et en même temps aussi bien du simple auditeur que du musicien-interprète ou du compositeur. Le souci de comprendre qui écoute concerne, à ce titre, hautement la création — on ne saurait cantonner l’écoute aux publics et auditoires.

Un panorama grossier des horizons intellectuels que nous avons souhaité mettre en relation à travers ces numéros thématiques ayant été brossé, le lecteur saisira mieux quelle matérialité utopique de l’écoutant ou des auditeurs nous visons à travers la question, si simple en apparence, qui donne son titre à l’ensemble. Commune à l’étude de l’écoute, du concert, de l’institution, etc., la question «Qui écoute?» ne se posera pas seulement au sens, formulé par Peter Szendy (Szendy, 2000, p. 10), d’un deuxième moment succédant l’interrogation sur l’écoute structurelle:

[La] question de l’écoute structurelle conduit indirectement au deuxième enjeu de ce colloque 6: qui est celui qui écoute? Est-il assujetti à quelque chose (par exemple une œuvre), est-il un sujet-à-l’écoute (de lui-même ou des autres)? Et si oui, comment est-il sujet de ou à cette activité étrangement passive qui l’affecte?

Il s’agirait pour nous d’approcher, ou d’apprendre à approcher la dynamique des formes historiques de ces figures de la subjectivité. Le travail de l’historien, du sociologue, ou en un sens du compositeur, seraient donc le préalable à l’interrogation ci-dessus, plutôt que son illustration ou son incarnation.

Conception de ces deux numéros

Quelques mots sur la structuration des deux numéros, et quelques autres sur le présent sommaire.

Comme le sous-entend ma présentation supra, on pourrait discerner au moins trois grandes familles de pensées sur l’écoute musicale: l’une qui irait de la sémiologie à la psychologie de la perception, une autre qui irait de la composition musicale à la philosophie esthétique, et une autre encore, allant de la sociologie de l’art à l’histoire des pratiques amateurs. Nous avons essayé de représenter cette diversité, en incitant les auteurs à se mouvoir aux frontières, que ce soit comme transfuges ou comme douaniers, à être là où on ne les aurait pas forcément attendus; et ils ont parfois joué le jeu.

À travers deux numéros, l’un que l’on pourrait sous-titrer «Esthétique/Esthésique», l’autre que l’on nommerait «Formes et formatages de l’écoute», nous avons regroupé des affinités thématiques et/ou méthodologiques; l’écart de huit mois entre les deux livraisons devrait permettre à ceux qui écrivent et à ceux qui lisent de se donner un temps de réflexion et, pourquoi pas, de réaction.

Que propose le présent volume?

Une introduction à quatre mains avec Peter Szendy ouvre le débat et permet de présenter une bonne partie des principaux leitmotive de ses travaux sur l’écoute. Ceux-ci se sont appuyés sur des figures atypiques de musiciens, allant de Christian Marclay à John Oswald en passant par Helmut Lachenmann. L’esthétique de ce dernier ayant intégré de longue date et en profondeur la question de l’écoute, nous avons souhaité rendre disponible pour le lecteur anglophone un texte largement diffusé et lu en allemand et en français: «Hören ist wehrlos — ohne Hören» (initialement paru dans MusikTexte en 1985). Le texte de Laurent Feneyrou «…écoute cet instant…» explore en détail les affinités et les divergences entre l’esthétique de Lachenmann et celle de Nono, son maître et ami. «Esthétique» est ici à prendre en un sens fort, et solidaire de l’expérience musicale de l’écoute. De la naissance chez le jeune Nono d’un «autre sérialisme […] annonçant l’œuvre électronique», pour lequel «la composition porte non plus sur des intervalles ou des groupes mais opère directement sur la corporéité du son», jusqu’à l’invention par Lachenmann non «de nouveaux sons, mais [d’]une autre écoute», Laurent Feneyrou déplie les concepts fondamentaux et les références philosophiques de ces deux écritures musicales décisives, à travers une dialectique du voir et de l’entendre qui fait vaciller non seulement le langage musical au sens large, mais l’ensemble des dispositifs qui le donnent à percevoir; ce qui rejoint par un tout autre chemin la variation d’échelle dont nous avons noté la nécessité en histoire comme en sociologie du phénomène musical.

Le texte de Jonathan Goldman montre combien il serait réducteur d’opposer la démarche boulézienne, prise comme une trajectoire continue, aux remises en question actuelles; au-delà de la prise en compte de l’esthésique dans l’activité poïétique, il y a bien chez Boulez non seulement une pensée de la perception, mais plus généralement de l’écoute (cette dernière englobant en l’occurrence l’analyse musicale comme écoute de l’autre compositeur). Pour finir, Michel Imberty a accepté de nous livrer sa vision actuelle des problèmes d’esthésique traités naguère par la psychologie, et de prendre position par rapport aux principaux travaux des vingt dernières années sur la cognition musicale.

À travers cet ensemble de textes, il s’agit donc d’introduire le lecteur aux problèmes de l’écoute dans les termes où ils sont posés en France et en Allemagne essentiellement, en en faisant une sorte de cartographie théorique 7. Mais en esquissant de ce fait une synthèse qui n’existe pas véritablement dans les publications francophones existantes, et en formulant l’unité du problème de façon aussi large que possible, on en vient à poser une question sinon nouvelle, du moins un peu différente: celle-là même qui a donné son titre aux deux numéros.

Bibliographie.

HENNION, A., MAISONNEUVE, S. et GOMART, E. (2000), Figures de l’amateur. Formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Paris, La Documentation française, 281 p.
IMBERTY, M. dir. (2001), De l’écoute à l’œuvre. Études interdisciplinaires, Paris, L’Harmattan, 156 p.
LACHENMANN, H. (1996), Musik als existentielle Erfahrung, Wiesbaden, Breitkopf & Härtel, 454 p.
SZENDY, P. dir. (2000), L’écoute, Paris, Ircam/L’Harmattan, 313 p.
SZENDY, P. (2001), Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris, Minuit, 172 p.
WITTGENSTEIN, L. (1992), Leçons et conversations (trad. fr.: Jacques Fauve), Paris, Gallimard, coll. «Folio Essais», 186 p.

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